L’interaction tactile avec un écran est un geste à la fois spontané et structuré, où la pensée précède et conditionne l’acte, et où l’acte, à son tour, génère une nouvelle perception. Cette dynamique, au cœur des œuvres interactives de Santiago Torres, trouve des résonances profondes dans la pensée philosophique, notamment chez Aristote et Jacques Lacan.
1. Aristote : La pensée comme moteur de l’action
Dans Éthique à Nicomaque, Aristote développe l’idée que l’action humaine n’est jamais purement instinctive, mais procède d’une délibération rationnelle (bouleusis). Il distingue l’intellect spéculatif (nous théorètikos), qui contemple ce qui est, et l’intellect pratique (nous praktikos), qui oriente l’action en fonction d’une fin :
« La pensée seule ne meut rien, mais la pensée qui tend vers une fin et qui s’exerce en vue de l’action meut tout » (Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139 a 35).
Dans le contexte des œuvres interactives de Santiago Torres, cette réflexion prend une dimension visuelle et sensorielle : lorsque le spectateur touche l’écran, ce n’est pas un geste aléatoire, mais une intention qui s’actualise. L’anticipation de la couleur, de la forme ou du motif en réponse au toucher est un processus qui illustre parfaitement cette idée aristotélicienne d’une action guidée par une finalité.
Le spectateur, en interagissant avec l’œuvre, n’est pas seulement dans l’instant du toucher ; il est déjà engagé dans un processus de choix. Son regard et sa pensée précèdent son mouvement, et chaque interaction devient le résultat d’une délibération, même inconsciente. Ainsi, comme Aristote le souligne :
« Ce n’est pas de l’action seule que vient la vertu, mais de l’action conduite par une délibération droite » (Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 b 7).
L’œuvre interactive révèle cette tension entre spontanéité et structuration, entre hasard et intention, où la pensée conditionne l’acte et où l’acte, en retour, transforme la pensée.
2. Lacan : L’acte comme émergence du sujet
Lacan, dans sa lecture du sujet et du langage, met en évidence une autre dimension de l’acte : celui-ci n’est pas seulement le produit d’une intention consciente, mais aussi un surgissement, une manifestation du désir et de l’inconscient. Il affirme :
« L’acte est ce par quoi le sujet se produit comme tel. » (Le Séminaire, Livre XV, 1967-1968).
L’acte, dans le contexte des œuvres interactives de Santiago Torres, est à la fois une manifestation du désir du spectateur et une révélation de son rapport à l’image. Chaque toucher sur l’écran traduit une attente, une projection d’un effet à venir, tout en étant conditionné par une part d’inconnu : quel sera le motif qui apparaîtra ? Quelle couleur surgira ?
En ce sens, l’expérience interactive met en scène un « manque » au sens lacanien du terme : le spectateur touche pour combler une attente, mais chaque apparition le renvoie à un nouvel état d’anticipation. Il ne peut jamais tout prévoir, et chaque interaction devient une oscillation entre maîtrise et surprise.
Lacan parle aussi de l’objet a, cet élément insaisissable qui cause le désir. Dans l’interaction numérique, cet objet a pourrait être l’image latente qui attend d’être révélée. L’acte de toucher l’écran ne se limite pas à un simple déclenchement visuel, il est une quête :
« Ce que je vois n’est jamais ce que je crois voir, et ce que je veux saisir m’échappe toujours d’une certaine manière. » (Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse).
Là encore, l’œuvre interactive de Santiago Torres se fait le miroir de ce phénomène. Le spectateur participe, mais il n’a jamais un contrôle absolu sur l’image. Il engage son corps, sa pensée et son désir dans un processus où l’œuvre devient un espace de rencontre entre intention et émergence.
3. Interaction et composition : entre intention et contingence
L’expérience interactive proposée par Santiago Torres repose ainsi sur cette dialectique entre pensée et action, entre anticipation et surgissement. L’acte ne surgit pas du hasard pur, mais il est conditionné par une perception, une attente et un désir. La main qui touche l’écran engage une dynamique où l’image se construit non comme un simple effet mécanique, mais comme une réponse à une intention, même partiellement inconsciente.
Dans cet espace d’interaction, les principes aristotéliciens de la finalité rationnelle rencontrent la théorie lacanienne de l’acte comme production du sujet. L’œuvre interactive devient alors un dispositif où se joue l’articulation entre décision et surprise, où chaque geste est une révélation, et où chaque spectateur devient un co-créateur de l’image qui se déploie.
Ainsi, l’œuvre ne se limite pas à une simple réactivité technologique ; elle interroge notre rapport à l’action et à la perception. Toucher l’écran, c’est se confronter à une matérialisation du geste pensé, à une projection de l’esprit dans la matière lumineuse. C’est voir, en temps réel, comment la pensée façonne l’image, et comment l’image, à son tour, façonne la pensée.
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